La morale (bonheur, devoir, désir)

Publié le par philodamas

Que dois-je faire ? La notion de devoir est ambigüe, selon qu'elle est comprise comme relative à un objectif (je dois travailler... pour avoir mon bac), ou qu'elle exprime un impératif sans condition (je ne dois pas voler). Dans une perspective eudémoniste, la réponse emprunterait au premier sens du mot : il se pourrait en effet que l'expérience du désir me révèle un objectif naturel, en me portant à rechercher ma propre réalisation, qui définit le bonheur comme contentement de soi. La morale serait alors une technique du bonheur : l'ensemble des moyens à mettre en oeuvre pour obtenir le bonheur. Néanmoins, cette perspective ne va plus de soi dès que la réflexion critique s'y porte : le bonheur en effet est-il seulement possible ? Rien n'est moins sûr : et si tel n'était pas le cas, comment définir alors l'orientation de ma vie ? Le bonheur est-il vraiment la fin ultime de mon désir ? En outre, et surtout, le devoir se révèle en moi-même comme une obligation morale : or celle-ci n'est-elle pas souvent, en conscience, contradictoire avec la réalisation de mes désirs ? A ces questions, on pourrait alors répondre en distinguant nettement bonheur et devoir, empruntant cette fois au second sens du mot. Après tout, le langage courant définit bien la morale comme le respect du devoir par exclusion de tout égoïsme et de tout intérêt personnel. Le devoir m'est en effet révélé dans l'expérience de ma conscience comme un impératif catégorique, c'est-à-dire inconditionnel. Ce caractère essentiellement désintéressé de l'action morale, qui la définit, semble donc exclure tout désir dans la détermination de ma conduite. Cependant, une telle séparation entre moralité et dynamique du désir pose également problème : comment en effet le sujet pourrait-il encore désirer respecter le devoir ? Toute prétention morale en ce sens n'est-elle pas profondément hypocrite ? Dans ce contexte, que nous reste-t-il à désirer, et que nous reste-t-il à faire ?

 
1. Les apories de la recherche du bonheur

Epicure, Lettre à Ménécée

Le bonheur se définit comme ataraxie (absence de trouble de l'âme) c'est-à-dire contentement de soi. Or qu'est-ce qui trouble l'âme ? Les désirs, qui introduisent en moi la souffrance du manque. Obtenir le bonheur semble donc supposer la réalisation de tous nos désirs. Pourtant, ne doit-on pas admettre que certains de nos désirs sont irréalisables ? Le bonheur est-il alors seulement possible ?

Epictète, Manuel

Nous maîtrisons absolument ce qui dépend de nous, c'est-à-dire nos pensées, intentions, représentations, désirs. Déterminer en soi des intentions vertueuses, est donc suffisant pour obtenir le bonheur du contentement de soi, la bonne conscience de celui qui fait ce qu'il doit faire. Ce bonheur moral, l'ataraxie, se maintient alors indépendemment du destin de mes intentions dans le monde et indépendemment de l'état de plaisir ou de souffrance de mon corps. Il faut en ce sens distinguer le bonheur (gaudium) de la joie de réaliser ses désirs (laetitia). Le bonheur ne suppose pas la joie, et peut s'en passer.

Platon, Gorgias

La poursuite des désirs est poursuite du malheur... mais si même il était possible de limiter ses désirs et de les satisfaire, alors en guise de bonheur nous ne trouverions que l'ennui. Conclusion aporétique : aucune conduite, ni celle du sage ni celle de l'intempérant, ne parvient au bonheur. Et alors ? Doit-on en conclure que l'existence n'a pas de sens et qu'aucune règle de vie ne vaut la peine d'être fixée ? Non : le présupposé de Calliclès suivant lequel la conduite de la vie doit être réglée par la recherche du bonheur ne va pas de soi : le sens de mon existence ne peut-il être trouvé en un autre lieu ?


2.
Impératif moral et hypocrisie de l'impuissance

Kant, Métaphysique des moeurs

Le devoir moral, révélé en conscience, suppose le détachement vis-à-vis du désir. Prenant la forme d'un impératif catégorique, il m'oblige (sans me contraindre) à respecter les valeurs qu'il m'impose indépendemment de tout motif d'intérêt personnel.

Nietzsche, Généalogie de la morale

N'y a-t-il de prétention morale qu'hypocrite ? La conformité au devoir est-elle toujours motivée de façon plus ou moins masquée par un intérêt personnel, par exemple religieux de la part de celui qui exprime ainsi l'impuissance de sa volonté à s'imposer ici-bas et l'espoir d'un bonheur au-delà en échange du renoncement matériel ? L'action morale, n'impliquant aucun intérêt personnel, semble en ce sens définitivement impossible. Ne doit-on pas alors valoriser la joie plutôt que le devoir ou le bonheur ? Cette valorisation conduit-elle nécessairement à l'égoïsme écrasant d'une volonté de puissance ?

3. Les jeux du désir entre amour-propre et pitié


Schopenhauer, Fondement de la morale

La pitié ne peut être réduite à un égoïsme masqué : car elle manifeste l'être générique de l'individu qui souffre hors de lui-même. Si la pitié manifeste bien un intérêt en effet, ce n'est donc pas un intérêt égoïste mais un intérêt humain. C'est en ce point que Schopenhauer se sépare de l'opposition qui s'établira entre Kant et Nietzsche : il existe une autre voie que celle qui disjoint un intérêt nécessairement égoïste d'un humanisme nécessairement désintéressé.

Publié dans Les introductions

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